Voici un extrait du premier chapitre de Le couteau entre les dents d’Henri Barbusse, publié en 1921.
Le sous-titre de l’ouvrage précise les destinataires de cet essai : « Aux intellectuels » :
Sans qu’il soit nécessaire que l’homme de pensée entre dans l’action par l’action, il doit au moins y entrer par la pensée. Les intellectuels doivent s’habituer à vaincre leur méfiance, leur peur de la vérité pratique, et mettre le réalisme là où il faut qu’il soit. Ce n’est que de la logique une idée juste porte des conséquences réalistes, sinon, ce n’est, socialement, qu’un mensonge. La détourner de ces conséquences ou distinguer mal celles-ci, estimer que la tâche s’arrête en deçà, c’est commettre une faute contre la pensée elle-même. La plupart des hommes, les intellectuels en tête, professent du mépris pour la « politique ». Il semble qu’il y a là, à leurs yeux, un ordre de choses d’une espèce particulière dont la vulgarité les offusque. Cette erreur, qui, dans les conditions où se poursuit aujourd’hui la lutte inégale du bien et du mal, devient une mauvaise action, n’est qu’un signe de myopie aristocratique, ou bien un prétexte trop explicable et peu excusable pour demeurer commodément réfugié dans les phrases et dans les nuages.
Quant à généraliser à l’activité politique elle-même, les tares, les pièges, les petitesses, les défaillances de certaines politiques ou de certains politiciens, c’est un sophisme enfantin indigne de l’esprit. Si le monde vivant doit s’ordonner autrement ou s’il doit rester ce qu’il est, ce sera par des mesures politiques, et toutes les paroles ne changent rien à cette évidence. Faire de la politique, c’est passer du rêve aux choses, de l’abstrait au concret. La politique c’est le travail effectif de la pensée sociale, la politique, c’est la vie. Admettre une solution de continuité entre la théorie et la pratique, laisser à leurs seuls efforts, même avec une aimable neutralité, les réalisateurs, et dire « nous ne connaissons pas ces hommes-là », c’est abandonner la cause humaine.
L’ensemble des institutions sociales est absurde. Elles sont iniques, elles sont meurtrières, mais parce qu’elles sont, avant tout ; absurdes. La loi qui régit les ensembles devrait être conforme aux aspirations, aux besoins de l’ensemble ou tout au moins comporter un maximum d’adaptation à ces besoins. Or elle se présente partout, au contraire, comme, un régime de coercition injustifiée exercé par une minorité sur la grande majorité des vivants. Les institutions ont toujours tendu et tendent toutes, sous des appellations et des modalités diverses, à assurer l’intérêt de quelques individus, au détriment de l’intérêt général. Les hommes sont conduits, utilisés et classés malgré eux-mêmes et contre eux-mêmes. Les hommes sont des instruments, des armes, ou simplement des chiffres, maniés par quelques potentats. Le dessin de la réglementation collective est une géométrie pleine de lacunes grossières, de fautes de calcul manifestes, qui ne s’ajuste pas à la droiture immuable des principes rationnels.
Il n’y a aucune raison, ni dans la vérité spirituelle et morale, ni dans la réalité, qui justifie la continuation de cette anomalie démesurée, il n’y a aucun motif valable pour qu’elle demeure la loi, car l’ensemble spolié pourrait rectifier l’injustice universelle, s’il en avait la volonté. Mais il la subit et continue à faire avec sa misère et son sang la gloire de ses rois et les affaires de ses financiers qui ont remplacé les rois dans la civilisation « démocratique » moderne. Les ruines et les massacres des masses ont résulté logiquement de cet état de choses qui s’est traduit non moins logiquement, depuis toujours, par la prospérité de l’oligarchie des parasites et des privilégiés.
C’est là un prolongement, une généralisation révoltante de la loi animale du plus fort. Il est probable que la prééminence de la force physique a édifié la domination et la hiérarchie, et instauré la notion d’autorité, dans les toutes premières agglomérations d’hommes, comme dans le reste de l’échelle des êtres. Phénomène normal, pour ainsi dire organique et automatique, imposé par la loi de la nature.
Mais lorsque les sociétés sont devenues plus complexes et plus centralisées, le privilège des maîtres a continué à s’exercer sans être étayé par les mêmes raisons sommaires et péremptoires. L’ordre des facteurs s’est renversé c’est la force qui a obéi. La loi des maîtres, quoique n’étant plus en réalité celle du plus fort, a duré ; elle a duré parce que c’était la loi, et elle a puisé dans cette situation de fait toute sa puissance artificielle. L’élan a duré par la force d’inertie, par la force et la faiblesse de l’habitude. La loi a dit « Je veux ». Elle s’est installée, elle s’est transmise ; elle est devenue le monopole et la propriété d’une famille, d’une dynastie, d’une caste – dont l’usage, dont la croyance, ont ensuite consacré et éternisé l’usurpation. Le privilège est sorti de lui-même, s’est sanctifié parce que c’était le privilège. Il a imposé la superstition, puis le culte et la pratique de la tradition. Il s’est fabriqué l’immortalité. Il y a là un non-sens, une sorte d’escamotage, de piège, qui expliquent l’immense contradiction où se débattent, depuis, les destinées de l’humanité.
Le même illogisme, consolidé par les mêmes aberrations, se lit dans les conditions pratiques de la vie sociale. L’argent, la monnaie, était à l’origine un signe adéquat de quelque chose de positif un travail, un effort réel. Il permettait au travail de chacun de se combiner avec le travail des autres, c’était un instrument d’intérêt public. À mesure que le perfectionnement de la vie collective entraînait la division du travail et la multiplication de l’échange, l’argent a perdu ses attaches avec l’effort créateur. Il est devenu une sorte de talisman, une force autonome qui s’augmente par elle-même, règne par elle-même, par suite d’opérations artificielles indépendantes de la production et qui, non seulement sont en marge de l’intérêt collectif d’où l’argent tirait sa seule raison d’être mais qui lui sont le plus souvent contraires, car l’argent-spéculation diminue la valeur de l’argent-travail et écrase la force productrice. C’est là un exemple d’autocratie arbitraire et insensée, dans les choses.
- L’intégralité de l’ouvrage d’Henri Barbusse est disponible sur Publie.ne
- on peut aussi écouter une version lue du premier chapitre
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