Après les scandales de la surveillance généralisée de la National Security Agency (NSA) mises à nu par E. Snowden, une certaine méfiance numérique a conduit internautes et journalistes à dénoncer les relations entre les puissances étatiques et les grands acteurs du numérique états-uniens. Les révélations d’E. Snowden ont permis d’éclairer la société civile et de confirmer les craintes des plus éclairés. Cet événement a entraîné une vigilance accrue sur les médias-sociaux et leur potentiel utilisation politique par des organisations publiques et privées.
Avec l'élection américaine aux États-Unis du Président Donald Trump, les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter ont largement influencés la campagne en suggérant un nombre plus important de contenus aux internautes, non pas parce qu’ils étaient pro-Trump ou anti-Clinton, mais parce que le mode de communication de Donald Trump (extravagant, transgressif et provocateur) attirait plus d’internautes. En attirant plus d’internautes, ces vidéos faisaient monter le taux de vues, et en faisant monter le taux de vues, ces vidéos étaient les plus recommandées. L’effet pervers des algorithmes développés a donc conduit certaines plateformes à avoir des rôles politiques importants. Il y a d’autres nombreuses variables à mettre dans l’équation de cette élection, mais l’exemple cité éclaire le propos que nous allons développer.
L’un des facteurs les plus important pour les plateformes, sites, et autres interfaces souhaitant valoriser leur vitrine numérique auprès d’annonceurs ou pour récupérer leurs données est le taux d’engagement. Ce dernier est calculé en divisant le nombre d’interactions générées sur une publication par le nombre de personnes exposées à cette publication. Cette course à l’engagement, conduite habituellement par les community managers, traduit un système relationnel plus large que celui des médias sociaux. L’engagement conduit l’utilisateur à générer du clic, du partage, de la visibilité, bref, à être un représentant malgré lui qui entraînera d’autres internautes. Mais l’engagement est la porte d’entrée vers la captivité, celle de plateformes conçues pour nous y perdre, une errance difficilement condamnable tant les possibilités offertes nous semblent nombreuses et les communautés importantes. Cette pérennité de certaines plateformes en vase-clos, de médias sociaux enfermés dans leur propre écosystème va à l’encontre des idées pionnières ayant donné naissance aux grands principes du web. Bien que ces principes soient toujours présents mais diffus dans un web largement colonisé par le marketing numérique des géants du web et la personnalisation à outrance, nous sommes aujourd’hui bien loin de la déclaration d’indépendance du Cyberespace :
« Gouvernements du monde industriel, vous géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons. »
Avec la reconnaissance du poids des interfaces sur les décisions des internautes, de nombreux acteurs publics et privés ont pris conscience de la nécessité de développer des interfaces respectueuses des internautes : protection des données (avec le récent RGPD), accessibilité, auditabilité, navigabilité, ergonomie… autant d’éléments incontournables, parfois oubliés face à la concurrence et redevenant des plus-values appréciées et valorisées sur un marché où le secret reste un modèle économique lucratif (la protection de l’algorithme PageRank de Google par exemple). Il semble donc que certains de ces principes retrouvent leurs valeurs.
Le retour des principes fondateurs évoqués ne doit pas être uniquement analysé comme un geste de parfaite bienfaisance, altruiste et désintéressé. Il s’agit aussi pour les acteurs du numérique de surfer sur la vague du « respect de l’utilisateur » comme argument économique afin de créer un modèle économique permettant une rentabilité croissante liée à la confiance que porte l’utilisateur dans le service utilisé. En ce sens, ce mouvement serait plus réformiste que révolutionnaire. L’autre facteur déterminant, moins puissant mais tout aussi intéressant, est la recherche du « sens au travail » exprimé par de nombreux professionnels du web (et dans d’autres secteurs). Les plus médiatisés sont généralement les ingénieurs de la Silicon Valley quittant de grands groupes en faisant quelques révélations contestant les virages que prennent leur entreprise, ou réalisant sur le tard qu’ils sont en désaccord avec les actions qu’ils ont mené. Ces révélations, souvent très médiatisées, apportent avec elles des connaissances inédites sur les pratiques des entreprises protégées par le secret industriel ou le secret des affaires. L’interview de Sean Parker, ancien dirigeant de facebook, est assez représentative de ce mouvement de contestation, « [...]Like some hackers, we’re exploiding some vulnerability in human psychology[...] ». Capter l’attention, rendre captif, maintenir une présence réelle, active ou diffuse, contraindre l’utilisateur sans qu’il ne s’aperçoive de sa dépendance aux outils qu’il utilise. Tous ces éléments transforment l’utilisateur en outil au service de la plateforme qui l’emploie à sa guise, sans lui donner d’autre satisfaction que le plaisir de la notification et la gratuité de l’accès.
Mais comme l’arbre ne doit pas cacher la forêt, les grandes figures ne sont pas les seuls à s’inscrire dans ce mouvement de rupture. La volonté de créer des interfaces appréciées et appréciables dès leurs conceptions est devenue un élément important pour une partie des professionnels évoluant dans le secteur du numérique. En témoigne la naissance de mouvement de professionnels concernés par ces thématiques.
Il s’agit ici du mouvement Ethic by design, mais beaucoup d’autres mouvements « by design » naissent et fleurissent sur le web. Autant d’éléments de langages qui sont les reflets d’une préoccupation croissante, mais aussi les témoins d’une récupération marketing. Il existe déjà le « Privacy by design », mais aussi le « Social by design » dont le sens pourrait être utilisé à des fins marketing. Nous notons ici l’emploi du terme “design” comme une récurrence affirmant la nécessité d’une pensée de l’utilisation d’un objet, mais aussi de l’esthétique jointe à ce dernier dans l’objectif de réalisation d’une action déterminée. En ce sens la définition du design est large car elle recoupe toutes les activités humaines qui produisent de l’interaction médiatisée entre l’humain et son environnement. Que ces activités soient matérielles (une chaise) ou immatérielles (un site web).
Dans son livre « Design for the real world », Victor Papanek décrit le design comme l’effort conscient d’imposer un ordre sensé. Il explique également que : « [...] il y a peu de professions plus dangereuses et nuisibles que le design industriel. Parmi elle, le design publicitaire, celui qui persuade des gens d’acheter des choses dont ils n’ont pas besoin avec de l’argent qu’ils n’ont pas pour impressionner des gens qui s’en moquent, est probablement le champ du design existant le plus nuisible ». Dans cette distinction entre le design industriel (centré sur les fonctionnalités et l’ergonomie) et le design publicitaire (centré sur la communication d’un message promotionnel) se glisse le design web, pris dans la porosité des industries culturelles, entre l’art et l’industrie et le plus souvent nommé comme activité créative.
Un site web, une application, un logiciel, sont autant d’interfaces qui proposent des fonctionnalités, des éléments interactifs. Mais ils proposent également une construction esthétique de l’objet, le rendant beau, agréable, saillant. Ici, l’interface est actrice d’une entreprise agissant dans une logique de séduction. À la fois représentante d’une marque véhiculant des idées et d’un environnement désirable, l’interface doit également répondre aux attentes fonctionnelles, fournir les éléments demandés.
Dans l’économie numérique en vigueur aujourd’hui, c’est le trafic d’un site qui conditionne sa valorisation économique. C’est cet indicateur qui permet de définir le prix de l’espace publicitaire et finalement de créer un environnement économique rentable. En changeant de quelques degrés notre angle de vision, nous voyons que l’économie de l’attention s’attarde sur une variable qui échappe au régime économique actuel. En effet, comment valoriser la qualité attentionnelle et non la quantité ? Cette mesure semble échapper au cadre de calcul défini par l’industrie culturelle (qu’il s’agisse d’un film ou d’un site, on ne calculera pas la qualité attentionnelle des spectateurs mais la quantité de spectateurs en salle ou de visiteurs sur un site). Même dans le cadre du calcul du temps passé devant un élément, nous ne prenons en compte que la durée, pas l’investissement attentionnel de l’utilisateur (ce dernier étant peut-être occupé à une autre tâche). Cette définition entrave notre capacité de jugement sur la qualité et l’utilité intrinsèque de l’objet (web ou filmique) pour le résumé à son statut d’objet matériel valorisable sur un marché concurrentiel, à sa valeur d’échange plus qu’à sa valeur d’usage. C’est à ce stade que le concept d’économie de l’attention peut se comprendre comme une économie politique de l’attention. C’est dans la multiplicité des définitions de l’attention, sur le plan psychologique, cognitif, politique que ce que nous entendons comme l’économie de l’attention prend forme. C’est en analysant les différentes définitions données à ce concept comme on arpente les divers faces d’une même montagne que le concept d’écologie de l’attention s'appréhence (lire le livre éponyme d'Yves Citton).
En cela, l’économie transformée en écologie de l’attention devient révolutionnaire car elle nous oblige à renverser le cadre, non pas pour le plaisir de renverser la table, mais pour changer notre perspective sur cet écosystème attentionnel où aujourd’hui l'opulence et la rareté s’affrontent sur le terrain de la visibilité et où peut-être demain, elle s’affronteront sur le terrain de la qualité.
Une qualité attentionnelle qui, comme nous allons le voir, n’est pas qu’une affaire de qualité de contenu ou de présentation de contenu, mais d’un cadre général interactif dans lesquels internautes et interfaces s’accordent sur un pacte, formel ou tacite, dans lequel l’attention est reconnue et valorisée comme une qualité (nous noterons l'idée du modèle économique développé par la start-up Humoov). Cette valorisation peut être économique mais elle peut aussi lui échapper pour construire des espaces tiers. Pour comprendre l’environnement attentionnel tel qu’il s’est développé avec l’apparition d’internet, nous nous intéresserons d’abord au design web et à son l’ergonomie. En définissant ce qu’on entendons par design, nous interrogerons les implications de ce dernier dans l’économie de l’attention avant de comprendre les grands principes ergonomiques qu’il inclut dans son développement. De la formalisation des codes et langages jusqu’aux tendances plastiques parfois inhérentes aux langages. Cette étape nous amènera à définir quelques lignes esthétiques, idéologiques, et politiques du design, de son héritage contestataire propre aux tumultes des courants artistiques à son utilisation marchande et aux utilisations disruptives, là où la contestation de l’existant est un levier économique.
Nous envisagerons donc l’économie de l’attention comme un modèle économique instable, en proie à des mutations environnementales liées à la rareté de cette même attention, entendue comme une ressource limitée dans un monde d’infobésité et de surexploitation attentionnelle. Ce modèle dit « économique » est également en proie à de nombreuses définitions qui, pour certaines, peuvent être critiquées tant elles généralisent des formes et des pratiques variées, évolutives et mouvantes qui ne sauraient être figées dans notre environnement. L’économie de l’attention sera donc notre concept, le pivot de notre réflexion, pour cela, nous utiliserons l’ouvrage collectif : L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme sous la direction d’Yves Citton, Ed. La découverte, Paris, 2014.
Pris dans la multiplicité de ses définitions et de ses utilisations, nous verrons comment, du marketing web à l’UX design, il trace la ligne directrice d’un renversement politique et esthétique. De la définition de l’attention en psychologie cognitive à son utilisation par les structures du capitalisme postindustriel au « neurototalitarisme » de F. Berardi, jusqu’au concept d’écologie attentionnelle; sur le plan théorique et conceptuel, de l’économie générale, à l’économie restreinte dont parle B. Stiegler, nous interrogerons ces structures de l’attention, ce qui les distingue et ce qu’elles construisent selon les sciences qui les abordent (psychologie, anthropologie etc.). Dans quelle mesure le design d’interfaces est un instrument aussi idéologique qu’esthétique. Nous essaierons de comprendre comment le design dit « éthique » peut être une réponse à l’écologie de l’attention telle que l’entend Yves Citton.
Sur le plan pratique, nous analyserons les récurrences et les motifs que portent les interfaces. Nous nous efforcerons de reconnaître les biais récurrents qui conditionnent l’attention au sein d’un site, mais aussi les chemins qui détournent les structures d’enfermements en outils d’émancipation. Que ces derniers soient propres à une interface ou propres à l’organisation humaine qui les structure, des formes du web aux formes des discours de ceux qui s’emploient à le façonner et le modifier (professionnels et utilisateurs). En croisant les modèles, structures et pratiques attentionnels nous essaierons de dégager les formes que pourrait prendre un design éthique : un design soucieux de participer à une écologie de l’attention dans le contexte contemporain d’une pratique numérique soutenue dans lequel l’environnement attentionnel est multifactoriel.
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