De l’économie à l’écologie de l’attention
Pour retrouver une certaine mesure dans l’attention, certains auteurs contemporains comme Yves Citton ou encore Hubert Guillaud se réfèrent aujourd’hui au concept d’écosophie. Comme pour l’économie, le préfixe éco – du grec "oïkos" le foyer, l’habitat ou le milieu naturel – renvoie à l’organisation de l’espace habité et habitable, le suffixe -sophie – du grec sophia soit la connaissance, la sagesse – s’agrège pour construire un concept philosophique initié par Arne Næss [Arne Næss, Ecologie, communauté et style de vie, édition MF, 2009. Ce livre publié en 2009 est le premier ouvrage traduit en français de l’auteur.] dans les années 1960 puis développé par Félix Guattari dans son livre Les trois écologies [Guattari, Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989]. La partie de ce concept qui nous intéresse concerne la sagesse environnementale. Nous comprenons ici l’environnement dans sa dimension restreinte : ce qui entoure les êtres humains et stimule leur attention.
L’écosophie, liée à l’écologie, se développe dans l’idée de maintenir une soutenabilité de l’attention dans les expériences médiatisées auxquelles nous faisons face. Comme nous l’avons vu précédemment, les régimes de prédation de l’attention s’accroissent à mesure que l’attention est valorisée comme une monnaie, ou qu’elle est assimilée à un bien, une valeur à posséder et à échanger. Cependant, l’écosophie attentionnelle, celle qui permet l’organisation collective d’une pluralité de régimes attentionnels, pose les fondements d’une nouvelle organisation du politique. Nous comprenons ici le politique (et non pas la politique) comme l’espace dans lequel des forces divergentes tendent à résoudre des conflits. Dans son ouvrage : Pour une écologie de l’attention [Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, Paris, 2014], Yves Citton apporte un réponse à cette nouvelle communication communautaire et massifiée :
« […] Comment communiquer avec le commun ? En tant que sagesse environnementale (écosophie) et en tant que sensibilisation aux propriétés polyphoniques de nos dynamiques attentionnelles (échologie), ce questionnement appelle une double tâche. D’une part, aménager des environnements (physiques, sociaux, légaux) permettant au plus grand nombre d’entre nous de moduler notre attention en fonction de nos désirs propres et de nos besoins communs – plutôt qu’en fonction des intérêts d’une minorité et d’une course à la croissance qui nous entraîne tous vers l’abîme. D’autre part, apprendre à accommoder différemment notre attention de façon à faire apparaître d’autres figures et d’autres valeurs dans le fond commun qui nous constitue. »
Cette longue citation nous permet de reconnaître ou de percevoir le potentiel des outils dont nous disposons aujourd’hui et de ceux qui pourraient survenir. L’aménagement des environnements appelle d’abord à la prise en compte des déficiences ou des particularités physiques des individus pour la prise en main des interfaces numériques. Ensuite, la dimension sociale appelle une prise en compte du temps et des moyens alloués à l’appropriation et à l’expertise des outils numériques. De plus, Y. Citton suggère la possibilité d’une modulation, d’une modération de l’investissement attentionnel. Cette modulation peut nous rappeler les « efforts » mis en place par les sites web suite à rentrée en vigueur du RGPD. Les sites doivent aujourd’hui demander l’accord explicite aux utilisateurs pour utiliser les données qu’ils transmettent lors de leur visite. L’une des pistes que nous pouvons pressentir à la lecture de la citation ci-dessus serait la demande du type d’allocation attentionnelle que l’utilisateur serait prêt à donner pendant sa navigation.
Nous voyons alors que cette piste nous guide vers un changement paradigmatique de l’économie de l’attention telle qu’elle se dessine aujourd’hui. Loin de mobiliser un nombre important de ressources cognitives et de données de navigation prises dans le tumulte des interfaces contemporaines et de leurs structures, l’économie qui se dessine ici nous épargnerait de consentir obligatoirement aux impératifs marchands établis par les plateformes et leur modèle économique.
En ce sens, le texte de Citton nous ramène dans le sillage d’une économie de moyen. Cette économie lie deux aspects fondamentaux : l’écologie et l’accessibilité. Avec des appareils électroniques et connectés toujours plus puissants (surtout dans le Nord du globe), le développement actuel des interfaces web accapare de plus en plus de ressources (du débit aux matières premières comme les métaux rares). Les interfaces contemporaines et les technologies qui les supportent sont loin d’être adaptées aux pratiques des pays pauvres. L’idée d’une économie technologique (des sites plus légers, des langages stables et pérennes) entraîne dans un même mouvement un principe écologique visant à mettre à disposition des services web pour le plus grand nombre. De plus, cette écologie technologique pourrait conduire à repenser les méthodes utilisées dans la course à l’accaparement des métaux rares, indispensables aux appareils que nous utilisons quotidiennement.
Combattre la pollution, le design comme appel d’air
Dans cette lutte écologique, les ressources matérielles et attentionnelles peuvent être pensées ensemble. C’est avec cet impératif que le design se présente comme une discipline de choix. Loin d’un design industriel conçu pour abreuver une économie de croissance infinie par un groupe d’individu restreint qui observe les comportements et produit des objets pour les vendre, les nouvelles pratiques du design dit « éthique » s’intéressent à l’expertise des utilisateurs. La conception devient une pratique qui se fait « avec » et plus seulement « pour » les utilisateurs. Les tests utilisateurs prennent de plus en plus de place dans la conception des interfaces numériques, les travaux préparatoires et les évaluations. L’UX design a concentré cet intérêt jusqu’à le transformer en discipline à part entière. Il faut toutefois relativiser les conclusions éthiques de cette pratique. Les résultats issus de ces tests n’ont pas toujours pour objectif de rendre une interface plus soutenable pour l’utilisateur (ses ressources attentionnelles) et pour l’environnement (la quantité de ressources mobilisées).
Le design comme solution à la « pollution » attentionnelle et à ce qu’elle coûte en ressources énergétiques devient possible quand le cadre des conséquences et des limites que produirait un objet est établi. Pour synthétiser, l’anticipation des effets d’un produit est incontournable et ne saurait s’inscrire uniquement dans la perspective d’une réussite ou d’un échec commercial. Si les techniques ont évolué vers une efficience et une efficacité accrue, les objectifs du design contemporain ne peuvent plus faire l’économie de la question des ressources et de l’accessibilité.
Le design entendu dans le sens d’une économie de moyens (compris comme les ressources naturelles et l’attention de l’utilisateur) trouve son meilleur exemple à travers le Fairphone : un téléphone modulable aux matériaux réutilisables et recyclables dont les composantes ont été extraites par des ouvriers dans des conditions de travail décentes. Ce projet collectif est un exemple de ce design contributif, collectif, dont les limites et les objectifs sont conçus dès le début du projet (de la conception à la réalisation). Prévues pour durer et pour être réparées, les composantes de ce produit peuvent être changées et augmentées par les utilisateurs eux-mêmes. De plus, du hardware au software, le Fairphone est ouvert : le code source du logiciel d’exploitation est modifiable. Toutes ces caractéristiques font de cet outil un appareil conçu pour durer, loin de l’obsolescence programmée et des stratégies commerciales conduisant à l’épuisement des ressources. Qu’il s’agisse du Fairphone ou des ateliers réalisés avec les utilisateurs, la dimension collective et communautaire du design s’implante dans les pratiques professionnelles. De la création d’objets jusqu’au design des expériences qui lui sont associés, la dimension participative est devenue un critère valorisé, qu’il s’agisse d’un objet commercial à destination d’un public mondialisé ou d’un objet conçu pour respecter des normes de soutenabilité.
Les structures professionnelles, une renaissance collective (les mouvements “by design” et les formes d’organisations professionnelles au sein de l’UX design)
Dans le monde du design, les structures professionnelles sont variées et s’étendent des grandes organisations internationales du design industriel du XXème siècle, jusqu’aux groupes de réflexion (aussi appelés « think tank ») qui prennent de plus en plus d’importance (souvent financés par des mécènes), ou encore les structures professionnelles structurées autour du modèle associatif, et enfin certains laboratoires du monde universitaire.
Le monde professionnel du design (ici UX) a su se fédérer via une plateforme de messagerie en ligne « slack ». Le « channel » du nom de « Flupa » rassemble les designers UX (majoritairement français) qui en font la demande et se cooptent entre eux. Il est intéressant de noter que, comme pour le mouvement des « designers éthiques », les travaux les plus importants sont réalisés en présentiel, lors d’ateliers pouvant se dérouler sur une semaine. Comme pour le milieu de la programmation et le monde du logiciel libre, la dimension collective et le travail de groupe semblent incontournables. L’influence des événements de type « hackathon », pendant lesquels des équipes sont constituées pour créer ou détourner des technologies et expérimenter des usages, semblent s’inscrire comme un type d’organisation transverse qui convient à ses activités professionnelles relativement différentes.
Nous pouvons voir que ce type d’organisation rentre en rupture avec les structures professionnelles fermées. Les designers comme les développeurs ne limitent pas leurs compétences et leur inventivité à l’entreprise par laquelle ils sont liés contractuellement. Ce type d’organisation peut être interprété de plusieurs manières.
D’abord nous pouvons y voir une adaptation aux pratiques professionnelles contemporaines. Les salariés peuvent changer de structures plus facilement quand les compétences et l’expérience peuvent manquer dans un secteur. De plus, cette situation de relative pénurie est principalement due à la fluidité géographique des parcours professionnels dépassant parfois les frontières européennes.
Ensuite, nous pouvons aussi analyser ces mobilités et ces rencontres interprofessionnelles comme la marque d’une culture liée à l’informatique et à ses pionniers. Qu’il s’agisse des hackathons ou plus spécifiquement de l’organisation au sein des communautés libristes (pensons à l’organisation de Debian), les relations entre les individus dépassent les contingences professionnelles, voire, elles peuvent être encouragées par les entreprises qui y voient une manière d’externaliser leurs offres de formation professionnelle par ses événements. Ainsi, un UX designer ou un développeur d’une entreprise peut participer à ce type d’événement en étant payé par l’entreprise et même en devenir son représentant pour un moment.
Avec ce type d’organisations professionnelles indépendantes (dans le sens où elles ne sont pas toujours à l’initiative d’entreprises) il n’est pas si étonnant de voir comment les pratiques et les outils de captation de l’attention se partagent et se propagent d’un environnement à un autre. En ce sens, ce type d’organisation peut produire des biais salvateurs et des discours critiques (la validation des données transmises par l’utilisateur), comme il peut entériner des pratiques néfastes mais d’une efficacité redoutable (l’utilisation du scroll infini, ou encore la généralisation du principe de story inventé par Snapchat pour les réseaux sociaux).
Face à la prolifération des plateformes et des contenus sur le web, les initiatives comme le collectif des « designers éthiques » et leur évènement annuel « Ethics by Design » montre qu’il existe une prise de conscience des professionnels sur leurs pratiques et plus largement sur le secteur des technologies de l’information et de la communication. La mise en place du RGPD ou encore la communication d’une entreprise comme Qwant qui promeut son moteur de recherche qui « respecte la vie privée de ses utilisateurs » montre les prémices d’une tentative européenne de s’intégrer au marché des TIC (technologies de l’information et de la communication) par l’angle du respect de la protection des données et du respect de la vie privée. Un versant délaissé par les géants du numérique, qu’ils soient états-uniens ou aujourd’hui chinois.
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