L’économie de l’attention numérique et son implication dans les relations humaines
Au-delà des formes théoriques et des pratiques professionnelles du secteur numérique, nos outils et nos usages reconditionnent nos relations et les façons dont nous nous exprimons. Les outils autrefois fixes ou encombrants nous accompagnent et rendent notre appareillage quotidien à la fois constant et mobile (du moins pour une partie de l’hémisphère Nord). Bien que ces technologies apportent avec elles de nombreux avantages (gain de temps, facilités de déplacement et accessibilité accrue à l’information) nous nous intéresserons ici aux bouleversements négatifs qu’elles engendrent.
Il y a aujourd’hui de plus en plus d’investigations sur la dimension addictive de la technologie et notamment des smartphones : livres « d’épanouissement personnel », enquêtes journalistiques consacrées à ce sujet et même mobilisation de soignants dans les services d’addictologie du milieu hospitalier. Cependant, l’addiction est un mot utilisé lorsqu’on parle de substances, ou de conduites liées à des substances, ce qui semble assez éloigné de nos préoccupations. Nous avons vu que les stratégies de captation d’attention mises en place par les industriels du numérique sont importantes, mais nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur notre propre acceptation de ces technologies et des conditions de cette acceptation. Comme nous l’avons vu avec les différents dark-patterns utilisés par certains concepteurs d’applications, les interfaces produites aujourd’hui doivent autant satisfaire un besoin ou une nécessité (trouver un itinéraire, une publication) que satisfaire notre plaisir d’utiliser ces outils pour maximiser les rendements des entreprises qui les ont conçu. C’est ce plaisir qui conditionne nos habitudes et nos usages. Pour susciter du plaisir à l’emploi, le circuit neuronal de la récompense est sollicité et libère de la dopamine, cette substance endogène produite par les neurotransmetteurs. Il est donc difficile d’utiliser le terme d’addiction concernant les écrans car ce n’est pas l’écran lui-même (ou l’appareillage technique) qui est responsable (au même titre que l’alcool ou l’héroïne) mais la pratique qui y est associée. Pour éviter cette mésentente, nous parlons alors de conduites addictogènes [ Achab, Sophia, et Daniele Zullino. « L’ère numérique, une époque de mutations pour la médecine des addictions », Psychotropes, vol. 23, no. 3, 2017, pp. 9-20. ]. Ces conduites addictogènes sont aujourd’hui dénoncées car elles conduiraient les individus à rompre avec leur vie sociale, familiale et professionnelle.
On note dans dans des articles spécialisés tels que « L’ère numérique, une époque de mutations pour la médecine des addictions »2 que de nombreux scientifiques et cliniciens ont appelé à « […] élargir le spectre des troubles addictifs pour y inclure ce qui est communément appelé "les addictions sans substances" ou "addictions comportementales" ou encore "addictions sans drogues" (Martinotti, Corazza, Ahab et Demetrovics, 2014). Loin de nous l’idée de rentrer dans un débat qui dépasse la cadre de nos interrogations, d’autant plus qu’il faudra du temps avant que des travaux d’ampleur puissent définitivement acter les origines de ces conduites addictogènes. Nous pouvons tout de même partir de l’existant, des consultations réalisées dans les pôles d’addictologie pour des individus « accros » aux jeux-vidéo ou des effets produits par les smartphones sur les jeunes enfants. Même si nous faisons face à des formes de conduites addictogènes « sans substances », les comportements qu’entraînent ces technologies sont étudiés, élaborés et construits consciemment dans une économie de l’attention où le temps de pratique des utilisateurs et le taux de réussite d’implémentation de l’outil dans la vie quotidienne conditionnent la valorisation d’une interface sur les places boursières.
L’apparition de conduites addictogènes aura conduit les professionnels de l’addictologie à revoir la définition de leur concept :
« l’addiction est désormais considérée comme un syndrome, avec diverses expressions, avec ou sans substance extérieure à l’organisme, composé (a) des efforts infructueux pour arrêter le comportement, (b) une perte de relations significatives et d’opportunités professionnelles, (c) une tolérance, et (d) une présence de signes de manque (American Psychiatric Association, 2013) ».
La suite de l’article poursuit la réflexion sur l’addiction du point de vue des professionnels de santé, principalement des psychiatres. Ce qui peut nous frapper entre l’introduction de ce texte et les références à nos précédents ouvrages, c’est le manque de liens entre ces deux univers de recherche. Pour preuve, dans la suite de l’article, les auteurs écrivent : « Certaines applications téléchargeables gratuitement en ligne permettent au patient de se fixer des limites de temps d’usage et de paramétrer une désactivation de son accès à l’activité en ligne dysfonctionnelle lorsqu’il dépasse ses objectifs ». Or, comme nous l’avons vu, la limite qu’on s’impose n’a rien à voir avec la structure même des applications utilisées qui captent notre attention, si ce n’est un effet retors qui culpabilise l’utilisateur.
L’écologie attentionnelle, cette boucle vertueuse dans laquelle les outils conçus et les individus peuvent limiter leur attention conjointement grâce à des formes d’utilisation simples et explicites, semble être un horizon lointain nécessitant un appui scientifique allant de l’ergonomie à la psychologie cognitive jusqu’à la psychiatrie et l’addictologie. Les recherches sur les pratiques addictogènes liées aux technologies de l’information et de la communication semblent nécessiter une approche interdisciplinaire. De plus, ces technologies agissent comme un véritable pharmakon, à la fois mal et remède car « le champ de la médecine des addictions a vécu des remaniements conséquents en lien avec le digital, mais il lui est également donnée l’opportunité de s’enrichir grâce à ces médias d’un panel d’opportunités thérapeutique stimulantes et utiles pour le patient ». Il ne s’agit donc pas d’incriminer les « TIC » comme la source d’un mal contemporain, mais d’interroger leurs conceptions, d’enquêter sur les pratiques qu’elles entraînent, les comportements qu’elles provoquent ou exacerbent, cela afin d’établir des critères interdisciplinaires et évolutifs.
L’attention de tous les instants : fear of missing out
L’essor de ces nouvelles technologies numériques a entraîné de nombreux comportements attentionnels uniques, c’est-à-dire des comportement propres à l’avènement de ces technologies depuis les années 2000. Dans ces comportements nouveaux et documentés est apparu le « Fear of Missing Out » ou la peur de rater quelque chose, généralement employé sous son acronyme FOMO aux États-Unis. Ce comportement se manifeste par une forme de conduite addictogène empêchant la déconnexion et qui pousse les utilisateurs à « rafraîchir » leur page ou leur application de manière systématique afin de ne rien louper de ce qui pourrait survenir. Dans son article « La déconnexion aux technologies de communication »5, Francis Jauréguiberry rapporte une expérience mené par Thierry Venin dans le cadre de sa thèse intitulée « Techniques de l’information et de la communication et risques psychosociaux sur le poste de travail tertiaire » :
« Lors de sa recherche, Thierry Venin (2013) a posé la question : "Vous arrive-t-il, en l’absence de notification, d’appuyer sur le bouton "relever" afin de vérifier si vous n’avez pas, par hasard, manqué un nouvel e-mail ?" et s’est aperçu que pratiquement tous les participant à ses focus-groups (12 à 10 personnes environ) ont répondu oui ! Personne n’y était obligé, mais tout le monde l’avait fait. Venin rapporte comment l’un d’entre eux, étant exceptionnellement resté plus de 20 minutes sans recevoir d’e-mail, en était même venu à téléphoner à son service informatique afin de savoir si le réseau marchait bien... »7.
Dans cet exemple issu d’un cadre professionnel, c’est peut-être moins l’outil que le contexte et la pression professionnelle associée (poste important, sentiment d’être irremplaçable) qu’il faudrait interroger, mais le FOMO n’est pas un symptôme propre au monde du travail. Le FOMO est un symptôme qui s’agrémente parfaitement à la logique de construction identitaire telle qu’on peut la voir à l’adolescence. Durant cette période l’appartenance au groupe et la présence au sein de celui-ci sont des éléments d’acceptation et d’incorporation incontournables. Comme l’explique Cédric Fluckinger, les réseaux sociaux ont une « fonction d’objectivation du capital relationnel », un capital relationnel qui nécessite un entretien soutenu à une période clef de la construction identitaire. Lire sa publication en ligne. Dans ce cadre, nous pouvons comprendre comment le FOMO peut être impliqué à cet âge précoce.
Là encore, le poids de la pression professionnelle ou celui de la pression sociale et sociétale a un rôle crucial, mais il ne faudrait pas décharger la responsabilité de ces pratiques uniquement sur les utilisateurs. Comme nous l’avons vu, l’économie de l’attention et les saillances des fonctionnalités – du rappel d’un événement aux notifications intempestives difficilement désactivables – sont aussi responsables de ces symptômes psycho-sociaux. L’ouverture du cyberespace a porté la sérendipité jusqu’à sa forme la plus poétique et la plus chronophage. Nous comprenons ici la sérendipité comme cette façon de naviguer d’un élément à un autre, en construisant un schéma de découvertes continues qui dessinent une forme de musée imaginaire propre à chaque utilisateur. Nous retombons alors sur la désynchronisation entre le cyberespace et le cybertemps que décrivait F. Berardi [F. Berardi, Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme, in L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ? Y. Citton (dir.), La Découverte, Paris, 2014. p.147], car si le cyberespace s’affirme comme un univers en constante expansion, le cybertemps est quant à lui incompressible. Il se limite à un temps d’activité humainement soutenable. Dans ce cadre, la recrudescence des maladies professionnelles liées au surmenage comme le « burn-out » sont aujourd’hui étroitement liées au phénomène de transition numérique dans les entreprises. Dans son rapport « Transformation numérique et vie au travail », Bruno Mettling écrit :
« The Boston Consulting Groupe identifie la rapidité du changement, l’effacement des frontières entre vie privée et vie professionnelle ainsi que la virtualisation des rapports humains en milieu professionnel comme de potentiels facteurs déclencheurs de maladies professionnelles telles que le burn-out ou encore le "FOMO" (fear of missing out), une forme d’anxiété sociale entraînant un rapport obsessionnel aux outils de communication professionnels. L’Allemagne a par exemple connu une augmentation du nombre total de journées d’arrêts maladie de 40 % entre 2008 et 2011. »
La difficulté rencontrée dans la lecture de ce type de rapport est de pouvoir cerner les éléments déclencheurs de ces maladies. L’environnement professionnel, les relations avec les collègues, l’organisation du temps de travail et l’organisation spatiale du lieu de travail sont des facteurs connus des analyses sociologiques du travail. Toutefois, les structures des outils numériques employés sont aussi à interroger. La structure des interfaces, leur apparence, leur ergonomie, leur modularités et la formation des travailleurs à leurs outils sont des éléments essentiels à mesurer et à évaluer. Ils peuvent permettre créer des mesures qualitatives de la vie professionnelle pour comprendre comment s’enchevêtrent les souffrances environnementales physiques et les souffrances environnementales numériques menant à ces risques psychosociaux.
Faire attention à ceux qui comptent, le cas du cyberharcèlement
Dans les autres formes des risques psychosociaux liés aux technologies numériques et aux modèles attentionnels qu’ils supportent, certains faits sociaux existants peuvent se transformer, s’associer sous une forme d’hybridation pour faire évoluer et accentuer certains comportements. Dans le cas du harcèlement (ici harcèlement scolaire), il faut noter que la prise en main des appareils comme les smartphones par des enfants arrive de plus en plus tôt. L'âge moyen étant de 11 ans et demi selon l’observatoire Bouygues Telecom des pratiques numériques des français publié en Février 2018. Dans le cas du harcèlement scolaire, les outils numériques poursuivent la victime de la même manière que le salarié en burn-out : il s’agit de l’intrusion d’informations indésirables voire même pathogènes au sein d’un environnement privé et intime. Cet élément, a priori éloigné de notre champ d’investigation, nous permet de comprendre et de percevoir l’attention comme un soin apporté à l’autre. L’économie de l’attention comprise dans le développement des technologies numériques inscrit nécessairement l’attention dans une dynamique portée vers l’autre : prendre soin, faire attention. Cette économie de l’attention est étroitement corrélée à la captation de l’attention liée aux interfaces.
Là où certains critères importants comme l’anonymat peuvent témoigner d’une réelle attention portée par les plateformes pour leurs utilisateurs, du respect de la vie privée en Europe au souci de l’intégrité physique et morale des citoyens chinois qui utilisent le portail Tor, l’anonymat peut poser certains problèmes. Dans le cas du cyberharcèlement et plus spécifiquement du cyberharcèlement scolaire, l’anonymat peut être un outil d’oppression pour certains alors qu’il peut être un outil de libération pour d’autres. Le cas de l’application « Gossip » qui a défrayé la chronique en 2015 montre comment l’économie de l’attention peut se lier sur les deux faces d’une même pièce. Les utilisateurs pouvaient lier leur compte Facebook à l’application pour diffuser anonymement des ragots à leurs contacts, structurant de fait une application de harcèlement aux conséquences néfastes. Dans ce cas, l’interface proposait deux types de publications : l’une nommée « rumeur » qui pouvait accueillir un texte et une signature pseudonymée, l’autre nommée « preuve » qui pouvait contenir la preuve de la rumeur avec une photo et une signature également pseudonymée. C’est alors la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique des Libertés) qui mit en demeure la société éditrice de l’application pour qu’elle la retire des bibliothèques de téléchargement. L’attention portée ici est d’ordre politique, s’inscrivant dans un souci de santé publique. Nous voyons alors comment l’économie de l’attention peut être un soin appporté à l’autre, par une autorité physique ou morale.
L’économie de l’attention s’inscrit dans un environnement social et législatif, donc nécessairement politique. Le sujet politique des limites attentionnelles – qu’il s’agisse du temps passé sur une interface ou des conséquences néfastes qu’elles produisent intrinsèquement – nécessite des réponses multiples et interdisciplinaires, des spécialistes aux citoyens. L’économie de l’attention peut alors être comprise comme une porte d’entrée qui lie notre activité politique physique et notre activité politique en ligne.
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